Loin d'être le genre de personne à dire que je vais faire quelque chose pour me rétracter juste après, je n'aurais pas hésité en temps normal. Or aujourd'hui, entre Lorenzo et ce rendez-vous, j'hésite. Et rien que pour ça, je me hais. Je me hais de ne pas avoir choisi Lorenzo à la minute même où j'ai réalisé la malheureuse situation. Je me hais et je hais la position dans laquelle je suis. Désabusée, j'ai la sérieuse impression d'avoir offert des bonbons à un petit enfant pour les confisquer la minute d'après. Et il n'y a aucun plaisir à ça, contrairement à ce que voudraient faire croire la dizaine de parents sociopathes qui avouent faussement à leurs gosses d'avoir mangé les bonbons de ces derniers le lendemain d'Halloween. En réalité, c'est tout simplement accablant et insupportable d'être responsable de la peine de quelqu'un d'aussi vulnérable. Encore plus quand on se retrouve en face de ce qui ressemble fortement à l'expression d'un chien battu. Un chien attendant d'être adopté et qui voit tous les jours des familles venir et jouer avec lui, mais qui finalement repartent avec un autre toutou. Si je me plains de ma situation, je n'ose même pas me mettre à sa place et imaginer ce que Lorenzo doit ressentir en ce moment. Déjà dépité par la tristesse de la nouvelle du décès de sa grand-mère, et par l'appréhension du retour dans le pays qu'il a fuit, voilà maintenant qu’il doit faire face au faux espoir auquel je l'ai soumis.

Pour ma défense, ça fait des mois que j'attendais d'être contactée par cette marque. Le fait d'avoir obtenu un tel entretien est inespéré. Car ce n'est pas qu’une simple occasion en or. Non, c'est carrément du platine. Parce qu'une telle occasion est soixante fois plus rare que n'importe quelle occasion en or. Alors faire une croix dessus s'avère très difficile. Lorenzo pense pourtant que je ne devrais pas y renoncer. Il essaie de me convaincre de ne pas changer mes plans, mais plus il tente de me donner bonne conscience, et moins j'ai envie de rester à New York. Lui est toujours attentionné, prêt à se sacrifier et faire passer les autres avant lui. Qu'est-ce que cela dit de moi, si je préfère faire passer ma carrière avant mes amis ? Je ne veux pas être ce genre de personne. « Non. » J'ai dit que j'irai avec lui, alors pas question de revenir sur ma parole. En plus, si je le laisse partir sans moi, je serais incapable de me regarder dans le miroir. Comme je l'ai dit plus tôt, je veux vraiment être là pour lui. Il n'est donc pas question que je le laisse s'y rendre seul. Pensive, je me retrouve à fixer nos deux mains liées. Et j'ai vraiment envie de ça. De lui tenir la main pendant qu'on attend d'embarquer dans l'avion. Je veux être présente pour lui si les souvenirs sont trop douloureux et s'il n'arrive pas à trouver le sommeil le soir. Je veux aussi pouvoir être une distraction s'il le faut et s’il a besoin de se changer les idées. « Non » je répète en le regardant cette fois-ci dans les yeux. « Je leur expliquerai la situation et s'ils ne comprennent pas alors … Alors je ne veux pas de partenariat avec eux. » Je vais tenter de les convaincre de décaler le rendez-vous et si, malgré tout, ils refusent de faire un petit effort alors pas de regret. De toutes les façons, je ne vois pas l'intérêt qu'il y aurait à travailler avec une entreprise et d’être son visage sur YouTube si cette dernière ne partage même pas les mêmes valeurs que moi. Notamment qu’il y a des choses plus importantes que le business. Donc, même si Lorenzo a soulevé des arguments qui auraient pu facilement me convaincre, ma décision est prise.

Bel et bien résolue à être du voyage, je me concentre de nouveau sur mon portable. Je clique sur le logo du navigateur internet de mon smartphone. Une fois la page du moteur affichée, je tape rapidement, de mes doigts habiles, le nom du site que j'utilise pour acheter des billets d'avions en ligne. Cela me semble la première étape avant de me mettre à la recherche d'un endroit où loger. Si je suis décidée, Lorenzo essaie une dernière fois de m'en dissuader. Mais même-lui sait que c'est peine perdue. Je fronce tout de même les sourcils face à sa menace qui, je le sais, est vide de réelle intention. « Ne m'oblige pas à t'attacher à mon lit. » je riposte immédiatement sans détourner mon regard de mon petit écran, ratant ainsi son sourire. En réalité, s'il avait tenté de se faire la malle, je serais inévitablement partie le retrouver en Italie, juste pour lui communiquer mon mécontentement. Un mécontentement qui se serait accompagné d'un coup de poing ou deux à l'épaule, histoire de bien faire passer le message et de bien le faire entrer dans la tête de Lorenzo. Je sais qu'il peut se montrer extrêmement têtu parfois. Mais bon j'avoue que l’alternative que j'ai trouvé est plus séduisante. L'avoir dans mon lit, attaché et à ma merci. Après tout, c'est une façon comme une autre de prévenir toute fuite possible vers l'Italie. L'image m'arrache un léger sourire. Une sonnerie se fait soudainement entendre et, levant les yeux, je vois mon voisin se saisir de son téléphone. Le beau brun m'informe qu'il s'agit de son oncle et qu'il est nécessaire pour lui de rentrer chez lui. Cependant, le temps qu'il prend à s'excuser de cette interruption, l'appel passe en messagerie. Légèrement déçue, je ne m'attendais pas à ce qu'il reparte chez lui aussi rapidement.

Je ne sais pas vraiment quoi dire après ses remerciements, et particulièrement après sa dernière phrase. A dire vrai, je ne sais même pas si je suis capable d'articuler un simple 'de rien'. Je me contente alors de hocher la tête et de faire un vague geste de la main, comme pour dire que ce n'était rien. Je me retrouve enlacée dans ses bras, et d'un coup c'est plus facile. Je ne sais pas si c'est parce que je suis entourée de son odeur devenue si familière et rassurante. Ou bien si c'est parce que ses yeux ne sont pas sur moi. En tout cas, ma langue se dénoue. « Pour te dire la vérité, je suis contente que tu sois venu me voir. Ça me touche de savoir que tu aies assez confiance en moi pour venir chez moi … et puis pour vouloir ma compagnie dans une telle situation. » C'est toujours agréable de savoir qu'on est pas juste là pour réchauffer le lit et d'être considéré comme une personne digne de confiance et fiable pour être là dans les moments plus durs et moins joyeux. Je recule légèrement et baisse les bras pour le laisser partir. « J'attends ton appel alors » dis-je en le voyant prendre la direction de la porte. Sa sonnerie retentit une seconde fois et cette fois-ci il est assez rapide pour prendre le coup de fil. Il me fait un dernier signe avant de disparaître derrière la porte. Je me retrouve seule dans mon appartement, debout au milieu du séjour. J'avoue que ce n'est pas du tout comme ça que j'avais vu ma soirée se finir. Je jette un coup d’œil autour de moi. Mon regard se pose d'abord sur le mur contre lequel j'étais plaquée par Nathan, un peu plus tôt, puis sur la place où Lorenzo était assis avant de m'avouer la raison de sa visite improvisée ... Pas du tout ce que j'avais prévu, en effet. Je lâche un soupire avant de me diriger finalement vers ma chambre pour continuer la préparation de ce séjour.